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Le souffle d’Andriot s’accélère. Dans cinquante mètres, je porte l’attaque. Encore deux tours. Les pointes accrochent la cendrée. Les muscles tirent un peu mais pas trop, juste une douleur sourde au tendon, mais j’aurai franchi la ligne avant que ça ne devienne insupportable. Devant, à trois longueurs, Foleron, c’est lui le point de mire. Un effort, quelques centimètres et je me rabats à la corde. La ligne droite s’incline, se redresse. Je suis passé. Andriot ahane à présent. Le coude de Craparet contre le mien. Il faut que je m’arrache. Les genoux montent. C’est maintenant ou jamais.

Sprint.

Je pars de loin, trop loin. Tant pis, ou je passe, ou je casse.

Salaud de Foleron, avec son air supérieur. Je vais l’écraser, lui mettre trente mètres. Son dos grossit. Quinze mètres, dix… Je vais l’avoir, il faut que je l’aie. L’air me brûle, je n’ai plus de poumons. Cinq mètres encore… L’arrivée là-bas… Je ne l’aurai pas et il faut que je l’aie. Plus d’air, mon cœur crève, je…

« Calme-toi, murmure Andrée. C’est encore le rêve ? »

Les poutres cirées ont une odeur rousse de vieux bois. Il fait bon. L’écran de télévision est à moitié caché par la nuque d’Henriette. Elle se met toujours trop près, à plat ventre sur le tapis comme si elle plongeait vers les images. Mon cœur bat vite encore, comme si j’avais réellement fait cet effort.

« Tu veux encore du thé ?

— Non, merci. »

Envie d’alcool, mais il ne faut pas. Foleron, toujours. Quand je pense que j’ai failli le doubler cette fois… Le jour où je gagnerai la course, quelque chose changera. Je me demande bien quoi.

Sa main remonte les couvertures sur mes jambes. Elle a trouvé sa place depuis quelque temps : assise, les jambes repliées, tout contre ma chaise. Pas un bruit dans la maison, que le son ténu de la télé.

J’ai aimé cette pièce, une grande salle de campagne. J’y ai travaillé de nombreux week-ends, avec des amis. Je ne le regrette pas.

La semaine a passé très vite. Je sens Andrée inquiète de mon silence. J’ai peur de la nuit qui vient. Voici bien longtemps que je n’ai plus fait l’amour avec elle. Elle n’en parle pas. Je ne lui ai pas parlé de Claude non plus. À quoi cela servirait-il ? J’ai toujours détesté les gens qui disent la vérité sans se soucier de savoir si elle sera ou non une cause de souffrance.

« Tu veux aller dormir ?

— Non, pas encore, je suis bien. »

C’est vrai, d’ailleurs. Un bien-être physique, une douceur qui se répand… Simplement, elles parlent trop bas toutes les deux, elles ont trop de précautions dans la voix lorsqu’elles s’adressent à moi.

« Comment va ton travail ?

— C’est de plus en plus difficile de trouver des choses intéressantes. Je ne vais plus à Drouot, j’y perdais mon temps. Je vais peut-être partir, dans la semaine, près de Bordeaux. Il y a une liquidation de tableaux du XVIIe, école française. »

Andrée, si élégante, si à l’aise dans ses antiquités de prix. Une acheteuse d’art. Elle travaille avec la Hollande, Florence, des galeries new-yorkaises sur Madison et la 5e Avenue. Des voyages fréquents à Londres chez Sotheby, des aller-retour, pour une simple toile… Je n’ai jamais compris qu’elle n’ait pas eu d’amant. Elle aime l’amour, sans exagération mais suffisamment pour que l’absence de nos rapports la fasse souffrir.

« Il faut aller dormir, Henriette. »

Dix heures dix. La petite a largement dépassé son horaire habituel, mais cela est normal : nous sommes samedi.

« Bonsoir, papa. »

J’embrasse les joues trop pâles. Elle n’a pas de joie, pas d’élan. Je la regardais, tout à l’heure, jouer avec la poupée, elle avait des gestes machinaux. Elle joue comme on travaille, sans vrai plaisir. Elle disparaît dans l’escalier. Elle n’a jamais demandé qu’on vienne la border, lui faire la bise au lit. Toutes ces simagrées d’enfant m’ont manqué.

« Je la trouve un peu pâlotte.

— Les sports d’hiver lui feront du bien.

— Emmène-la. »

Andrée hésite.

« Ce n’est pas parce que je resterai seul un samedi que j’en mourrai. Cela ne te fera pas de mal à toi aussi. »

Elle ne répond pas. Nous avons skié toujours ensemble. Gstaad, Megève, Les Arcs… Nous étions des jeunes dans le vent, de ceux dont on dit qu’ils n’ont pas de problèmes d’argent. Ses yeux sont sur moi. Elle est allée chez le coiffeur récemment.

« Tu n’as pas très envie de me voir en ce moment, n’est-ce pas ? »

J’ai toujours reculé devant les aveux.

« Pourquoi tu dis cela ? »

Vieille technique : répondre à une question par une autre, cela gagne du temps, un temps trop court.

« Parce que je le sens. Pourquoi ne me le dis-tu pas ?

— Je suis bien ici. »

Elle a ce sourire raisonnable qu’elle porte sur toutes ses photos.

« Ce n’est pas vraiment une réponse.

— Tu peux comprendre que je n’ai pas les idées très claires. »

Les odeurs n’ont pas changé : la cire et, par la fenêtre, les feuilles déjà sèches du marronnier. L’automne est venu.

Elle se lève, va ranger le plateau. J’aimerais rester là toute la nuit à sommeiller, mais cela l’inquiéterait. Au fond, je n’ai jamais fait vraiment ce que j’ai voulu avec elle : elle ne m’a pas rendu libre, elle n’a pas augmenté en moi cette part de décision qui est peut-être l’essentiel.

« Tu veux aller dormir ? »

Rester, cela veut dire entretenir la conversation et je ne le pourrai pas. On ne parle qu’avec ses semblables, et mes semblables sont des malades. Il y a en toi trop de santé, Andrée, trop de force.

« Allons dormir. »

La chambre vient vers moi. Les murs tournent. Je peux me déshabiller seul. Après, il faudra qu’elle m’aide à basculer sur le lit. Nous en avons déjà l’habitude. Je resterai longtemps les yeux ouverts, dans le noir.

Claude est restée là-bas. Je ne l’ai pas vue en partant. Elle doit dormir, à cette heure. Il faudra que je lui dise de moins fumer.

 

 

 

« Smash en revers. En revers, je te dis. C’est pas un porte-plume, une raquette. »

Je frappe comme un sourd, la balle ricoche sur la table, le plafond, et retombe sur le plancher avec un bruit d’œuf sur le plat.

Cassée.

Verloutier me juge sévèrement :

« Ce n’est pas un marteau non plus. »

La raquette tient donc le juste milieu entre le marteau et le porte-plume, c’est bon à savoir.

« J’abandonne. Je n’ai pas la forme ce matin. »

Je dégage de l’aire de ping-pong tandis qu’Aricie prend ma place.

Aricie ne quitte plus Verloutier d’une longueur de tricot.

Je sors et remonte mon col. Il va pleuvoir à nouveau. Cela a duré presque toute la nuit. Les gouttes battaient sur les graviers, j’ai très peu dormi. Les arbres du parc semblent encore lourds de l’eau retenue par les dernières feuilles. Cette fois, septembre est venu.

Une voiture roule derrière l’allée des troènes. Une Peugeot bleue, grosse cylindrée. La toiture brille encore de pluie. Elle stoppe devant la loge du concierge.

Il descend. Un manteau noir de bonne coupe, un homme très grand. Les cheveux frisent sur la nuque. Peut-être que je sais déjà qui il est.

Il marche d’une façon qui me fait encore prendre davantage conscience que je ne marcherai plus. Une foulée longue, facile. Rien ne trahit plus un homme que sa démarche. Je ne risque plus de me trahir.

L’homme de Londres. À cent contre un, je joue gagnant.

Je crois avoir été et être encore suffisamment idiot pour ne pas avoir eu de complexes. Les autres hommes ont même dû m’apparaître, à une époque, comme très sensiblement inférieurs à ma très importante personne. Je crois, cependant, qu’au plus fort de ma suffisance j’aurais baissé pavillon devant cet inconnu. J’ai, soudain, envie de me laisser envahir par le grand vent des désastres : il est beau, élégant, intelligent, sûr de lui, expérimenté, tendre de la tendresse particulière aux hommes durs… Et il marche.

Rentre dans ta coquille, Pierrot, actionne, à reculons, tes roues pour moitié d’homme : elle est toujours la maîtresse d’un homme entier.

Il a atteint le parloir où ils vont se retrouver. Sacrée carrure. Quelle a été leur vie ? Leur rencontre ? Elle m’a dit avoir voyagé beaucoup. Avec lui, évidemment. Ils ont débarqué dans des palaces. Il doit tout connaître : les restaurants de plein été donnant sur les lacs italiens, les chambres vénitiennes ouvrant sur la lagune, les balcons des palais méditerranéens… Champagne toujours, et l’amour, évidemment, sans cesse : des nuits violentes et riches, toute une passion qui jamais ne s’oublie. Elle a dû lui dire tant de mots : jamais je ne t’oublierai, jamais je ne vivrai si fort qu’en ces minutes… Et moi, je lui ai offert quatre demis pression à la terrasse d’un bistrot. Tu peux revivre cela, Claude. Il faudra du temps encore, de la souffrance, et puis, un jour, il sera là avec son sourire et sa crinière de condottiere, et il t’emmènera vers les anciens palais, vers les lustres, les musiques, les terres chaudes… D’autres nuits surgiront que tu avais crues disparues. Vous serez sur le Bosphore, à Taormina, Acapulco, Covent Garden… Merde, tiens, j’aurais dû continuer le ping-pong.

« Ça ne va pas, monsieur Pierre ? »

Mme Ancelin darde vers moi sa poitrine-montgolfière. Je déteste que l’on m’appelle M. Pierre.

« Ça va parfaitement. »

Elle secoue la tête, pas convaincue du tout, mais elle n’insistera pas. Il y a, entre toutes les créatures ici, une convention tacite : ne pas poser trop de questions lorsque l’un de nous atteint un creux de vague, chacun doit s’en sortir d’abord seul.

Une femme, une fille, une situation : j’ai préservé cela. Je n’ai jamais vécu une aventure sans la maîtriser d’abord. J’ai préservé ce qui me semblait solide : la famille, le métier. Le reste étant du monde du menu plaisir, je me l’octroyais parce qu’il est bon de se passer des fantaisies. J’ai donc connu des femmes-fantaisies.

Et voilà qu’aujourd’hui, diminué comme peu d’hommes peuvent l’être, je peux, sans souci des souffrances, des on-dit, des conséquences, balancer ma vie comme un chiffon et repartir avec une femme qui…

Allons, du calme. Si nous avions été debout tous les deux, nous ne nous serions même pas regardés.

Je n’en sais rien. Peut-être. Si je ferme les yeux, je vais m’imaginer cela : Orly le matin… Le café croissant au comptoir, le déjeuner éclair des hommes d’attaché-cases. Elle arrive, jupe blanche, le porteur suit avec les valises… Oh ! merde, tiens.

Ils font l’amour, j’en suis sûr, en ce moment même.

La tachycardie, les mains moites… Toute la panoplie de l’angoissé. Pas de cigarettes, pour arranger les choses ! On devrait interdire ces visites.

Calme-toi, Pierrot. Maman m’appelait Pierrot. J’ai eu la chance qu’elle soit morte avant de me voir ainsi. Qu’aurais-tu fait d’un demi-garçon ?

Je retourne au ping-pong.

Verloutier explique, avec une patience infinie, comment Aricie, princesse de sang de la cité athénienne, doit renvoyer une balle de celluloïd sur un morceau de contre-plaqué. Le plus grand gueulard susurre à voix flûtée des conseils tactiques :

« Le poignet dans l’axe du bras. Ne cassez pas le poignet. »

La raquette comme une poêle à frire, elle expédie la balle verticalement, en crêpe de la Chandeleur.

« Très bien, susurre Verloutier, parfait, il y a de grands progrès. »

Andriot se retourne, écœuré. Il ne supporte pas les miracles de l’amour.

Qu’est-ce que je fais là ? Je ne supporterais pas d’être seul dans ma chambre, et je ne supporte pas d’être avec les autres.

« Je t’offre un café à la cafétéria. »

Andriot acquiesce. Nous démarrons. Il était dans les Postes. Derrière sa camionnette, il était écrit : Attention, arrêts fréquents. Les lettres ne devaient pas être assez grosses : un matin, il s’est retrouvé dans la luzerne avec une jambe d’un côté, lui de l’autre, et un incendie tout proche où se consumaient sa Citroën et une Volkswagen à pneus lisses et freins défaillants. Deux morts, et lui dont il ne restait que des bouts.

« Pour le basket, dit-il, il va falloir vraiment qu’on s’y remette et pas pour de rire.

— Si c’est pas pour de rire, je ne vois pas pourquoi on s’y remettrait. »

Il hausse les épaules.

« Tu penses qu’à rigoler. »

Et comment donc, il n’y a pas plus joyeux drille que moi.

Bientôt une heure qu’ils sont ensemble.

« Deux cafés. »

Nous roulons vers la table. La salle est vide : des guéridons de formica rouge, et, sur chacun d’eux, un vase étroit d’où jaillit une fleur. Nous sommes bien, ici, on s’occupe même de notre superflu, du décor.

« Tu n’as pas de cigarettes ? »

Andriot tourne le sucre de sa cuillère de plastique transparent, me tend une Gitane à regret.

« Tu fumes trop, c’est mauvais pour le souffle.

— Je n’en ai pas tellement besoin en ce moment, je reste plutôt assis. »

Il boit. Son œil rond me fixe.

« Ça va pas, bonhomme ? »

Je ne réponds pas. L’homme de Londres est là, à la porte.

Andriot lui jette un œil et bâille. Nous ne prêtons plus grande attention aux personnes en pied. Il y a un désintérêt total des mondes parallèles.

Il parle au barman, qui me désigne. Il vient vers moi. Je le noie d’une bouffée de fumée bleue.

« Vous êtes Pierre Formier ?

— C’est moi.

— Je peux vous parler ?

— Bien sûr. »

Il passe derrière moi et pousse avec douceur. Je peux bouger tout seul si je le veux.

« La table, là ?

— Très bien. »

Nous nous sommes installés contre la baie vitrée. Des nuées sont venues, plombées. Un ciel violet sur de l’herbe verte, tout a pris, soudain, des lueurs d’aquarium. Il est plus âgé que je ne l’avais vu, marqué au coin de la bouche. Le sceau de l’expérience. Quelque chose tremble dans les yeux. Le sourire a du mal à forcer les barrages.

Il croise les doigts. Des ongles carrés, nets, et les phalanges blanchissent lorsqu’il serre.

« Je ne suis pas un surhomme », dit-il.

Une peine est en lui.

« Ce n’est pas une sous-femme non plus », dis-je.

Les rides plissent son front.

« Je ne croyais pas que cela pouvait être si dur, dit-il. A l’hôpital, cela ne m’a pas fait cet effet.

— C’était une malade, alors, et vous pensez que c’est une infirme, aujourd’hui, parce que vous l’avez vue dans ce truc-là. »

La voix se brise.

« Elle était si vivante, insaisissable, toujours en mouvement. Lorsque je me souviens d’elle, je la vois toujours courir vers moi, elle claque la portière d’un taxi, et elle court. »

Oui, salaud, elle a couru vers toi, et ce que tu aimais, c’était cette jeunesse, cette vie en tourbillon.

« Vous voulez un autre café ? »

Il n’attend pas ma réponse. Il ne doit jamais rien attendre, d’ailleurs, de personne.

« Je peux l’emmener avec moi, l’installer. Vous ne savez pas combien nous nous sommes aimés, combien nous avons-fait de choses. »

Vas-y, enfonce le clou, enfonce, tape dessus. Est-ce que je la croyais capable de vivre des amours tiédasses ?

« Alors, qu’est-ce que vous attendez ? »

Il sort un paquet de cigarettes, ne se sert pas. Il regarde les nuages. La pluie a recommencé, une poussière d’eau qui va tout dissoudre, une brume mouillée. Il porte, au poignet, un lourd chronomètre à bracelet chromé.

« Je ne le ferai pas parce que je pense que ce ne serait pas bien. »

Silence. Laisse-la-moi. Laisse-la-moi.

Il a une voix étrange, pâle. On s’attendrait à ce qu’elle soit profonde, et ce n’est pas cela. C’est un timbre léger, presque fade.

« Et ce ne serait pas bien pour deux raisons : la première est qu’il n’est pas sûr que nous en ayons envie dans l’état actuel de la situation, la deuxième est qu’elle se sent attirée vers vous. »

J’avale de travers.

« Elle vous a parlé de moi ? »

Il me regarde, un peu peiné. Pourquoi me raconterait-il tout cela, à moi spécialement, si ce n’était pas elle qui…

« Je veux dire : elle vous a dit où nous en étions ?

— Elle a toujours eu une réelle franchise. L’entendre exercer ce matin n’a pas été très facile pour moi.

— Que vous a-t-elle dit exactement ? »

Il pleut à larges gouttes. Elles ruissellent sur la vitre, entrelacs transparents de fleurs minimes et emmêlées. Le paysage s’est noyé sous cette géographie, ce delta aux variantes infinies.

« Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’insister. Si elle ne se trompe pas, elle vous aime. »

Des formes apparaissent, se déforment, se retrouvent : c’est une danse courbe et ondulante des troncs, des frondaisons, des parterres.

Pourquoi ajouter une larme au déluge ? Ce n’est pas une larme, d’ailleurs, simplement une liquidité plus forte des yeux. Tout s’embrume, se trouble, comme dans l’objectif d’un photographe maladroit.

« Que comptez-vous faire ? »

Mes doigts tâtonnent la Stuyvesant que je viens de lui voler. Je ne sais jamais où j’ai fourré mes allumettes.

« Je n’en sais encore rien. »

C’est vrai, je ne le sais pas. Andrée, Henriette, tout ce monde que nous avons créé… Je ne peux pas rajouter à leur désespoir, elles ont eu leur part. Le désarroi s’est stabilisé à présent, mais, d’un autre côté, j’ai aussi ce droit à la vie, à la demi-vie. J’ai le droit d’être avec elle. Nous avons cette charge terrible. Mais que peut-on bâtir lorsque le lien qui relie deux êtres est la part morte de leur corps ?

L’homme quitte la vitre du regard. L’homme des palaces. Les lèvres sont nerveuses. Combien de fois les a-t-elle embrassées ? Des nuits entières. J’ai tendance, depuis dix-huit mois, à considérer les Indemnes comme des bêtes de sexe.

« Écoutez-moi, Formier. S’il y a quelque chose entre vous que vous pensez être fort, jouez votre carte à fond, ce sera autant de pris sur la vie. »

Il émane de lui une force certaine. Il a dû être son père autant que son amant. Il a réussi à créer entre nous, à cette table, un rapport de protecteur à protégé.

« Je ne me suis jamais séparé de mes attaches. Elle en a souffert, je le sais. En même temps, nous avons aussi préservé la part la plus belle : nous ne nous sommes jamais lassés l’un de l’autre. Je ne veux pas être un petit garçon qui écoute la leçon, j’ai passé le temps des conseils.

— Ne venez pas étaler vos amours magnifiques, dis-je, j’ai suffisamment d’imagination pour les deviner. C’est vous qui avez toutes les cartes. »

Le visage s’est défait. C’est étrange comme la vie peut basculer, soudain : j’étais dans les ping-pong, dans la comédie des occupations divertissantes, et, brusquement, ce type arrive et déballe son sac tragique d’amours compliquées et détonantes avec une fille qui a commencé à m’aimer.

Moi, je ne pourrai rien dire à Andrée, jamais. Je suis, pour cela, sans aucun courage.

« Je n’ai plus aucune carte. Avant ce drame, si elle m’avait trompé avec un autre homme, je pense que je l’aurais tuée. Aujourd’hui, je vous regarde et j’espère que vous serez une chance pour elle.

— Nous avons bien du bonheur d’être infirmes, dis-je.

— Ne soyez pas trop spirituel.

— Ne jouez pas au cowboy. »

Les femmes de service sont arrivées. Leurs blouses sont de la même couleur orange que les tables.

« Ça ne vous dérange pas si on branche l’aspirateur ? »

Non, ça ne me dérange pas. Je me sens vidé. Je hais les problèmes.

« Je dois partir », dit-il.

Des avions, des hôtels… Il doit avoir une grande maison dans la campagne londonienne, meubles de style, des domestiques, tout un confort, une famille stable : des racines fortes, bien ancrées, et puis, pour la part folle, pour le cheval noir de la passion, il y a eu Claude, toujours présente aux rendez-vous, à des week-ends volés, quelques jours de diamant et de lumière… Cela s’est achevé, un jour, sur une chute en montagne.

« Si vous pensez que je peux encore être utile, appelez-moi. »

Elle l’a vidé. Je ne m’en étais pas encore aperçu, il n’est pas celui qu’il lui faut. Elle le sait et le lui a dit. Il fait demi-tour, et c’est très dur.

« Je vous appellerai. »

Nous nous serrons la main. C’est de moi, à présent, qu’elle a besoin. Adieu, monsieur de Londres, il faut quitter la partie. Je voudrais trouver quelque chose d’un peu amical, mais que dire… Il est parti déjà, d’ailleurs, le pas élastique : un vieux shérif avec de beaux restes, et, au beau milieu, une plaie bien saignante.

C’est à moi de jouer, à présent, et ce n’est plus un jeu.

Il pleut toujours.

 

 

 

Épouvantable histoire. J’ai eu le malheur d’écrire à ma mère, dans un moment d’abattement, que je m’enverrais bien, de temps en temps, un coup de rouge, parce que le Pepsi et autres saloperies pétillantes commençaient à me sortir par les yeux. Sans perdre une seconde, elle m’a envoyé six bouteilles de gevrey-chambertin qui lui ont coûté une fortune, qui ont dû rester bloquées en douane pendant huit jours, et dont trois se sont brisées en route, de sorte que, ce matin, on m’a apporté un magma de carton rosâtre et spongieux d’où surgissaient des tessons de bouteilles… J’ai donc, tout de même, les trois survivantes sous mon lit. Dès les premiers instants de cafard, je m’en envoie un grand verre. C’est ma sécurité. Si, dans les jours qui suivent, tu reçois une lettre un peu curieuse, dont l’écriture est flageolante, ne t’étonne pas trop. Le soleil, ce matin, sur l’Hudson River. Les buildings se reflètent les uns dans les autres, les mouettes grimpent vers l’azur, les remorqueurs se croisent. J’ai du pinard sous le matelas, toi en plein cœur, et, dans un mois, je serai debout. Que demande le peuple ? Je foncerai sur toi, et, si tu sors du lit avant une semaine, tout sera fini entre nous. Kiss me deadly.